FAUT-IL REFONDER L’EUROPE ?

 

Les bases sur lesquelles peut se penser l'avenir politique de l’Europe sont abordées dans l'une des parties du livre de Dominique Schnapper La démocratie providentielle Essai sur l'égalité européenne NRF Essais Gallimard.

 

Pour Alain Touraine, il faut envisager une démocratie culturelle : « La nation ne se définit plus par la création de l'espace unifié de la citoyenneté au-dessus de la diversité sociale et culturelle, mais au contraire par la recherche de la communication interculturelle et de la solidarité sociale : une société unie, diminuant les distances, abaissant les barrières, mais aussi culturellement orientée vers le dialogue ». La construction de la démocratie européenne, en organisant la vie commune de peuples divers et en instituant cette « solidarité sociale » par le développement des mécanismes de solidarité institués par l'État-providence européen, répondrait à cette évolution vers la « démocratie culturelle ». Il ne s'agit pas de construire une citoyenneté européenne sur le modèle de la citoyenneté nationale, car nous sommes devant la « nécessité de donner de nouvelles significations aux institutions subnationales, nationales et supranationales et à la prise en compte des orientations culturelles, des conflits sociaux et de la construction des identités sociales ». Ainsi conçue, l'Europe viendrait consacrer la dépolitisation au sens classique de la politique de la société moderne et la fin de la transcendance républicaine....

 

A ces théories de la démocratie culturelle s'opposent des auteurs qui s'inscrivent à l'intérieur d'une conception politique : la citoyenneté européenne devrait, selon eux, reconnaître l'existence des particularismes mais garder le sens politique de la citoyenneté et traduire les valeurs communes aux démocraties européennes telles qu'elles s'expriment à travers l'adhésion aux droits de l'homme. Ils constatent que la souveraineté du droit national est battue en brèche non seulement par le développement du droit européen, mais aussi par la multiplicité des appartenances juridiques liées à la mobilité des populations. Ils prennent également en compte le fait que beaucoup de populations d'origine étrangère souhaiteraient désormais être des « citoyens autrement » c'est-à-dire rester fidèles à une culture ou une nationalité d'origine tout en participant à la société dans laquelle elles sont installées. La construction de l'Europe politique et la présence d'étrangers stabilisés et permanents imposent de dissocier le lien historique entre la nationalité entendue comme communauté de culture héritée de l'âge des nations et citoyenneté pratique exclusivement politique.

Soucieux que cette dissociation ne menace ni a cohésion sociale ni les pratiques démocratiques et que l'intégration sociale ne devienne pas purement « fonctionnelle » (en cela, ils s'opposent aux théoriciens de la « nouvelle citoyenneté économique et sociale »), ils plaident pour qu'elle s'accompagne de ce que Jacqueline Costa-Leroux appelle un véritable « contrat de citoyenneté ». Les droits de la citoyenneté seraient accordés à des nationaux étrangers, à condition qu'ils prennent un engagement en « faveur de l'adhésion aux valeurs démocratiques » et qu'ils adhèrent aux législations nationales conformes aux droits de l'homme. Par ailleurs, ils seraient libres de rester attachés à une culture particulière à condition que les pratiques sociales issues de cette culture ne soient pas incompatibles avec les principes supranationaux des droits de l'homme. Plus précisément, ces pratiques devraient comprendre le « respect des droits fondamentaux de la personne (notamment la non-discrimination raciale, sexuelle ou religieuse, les droits de l'enfant ... ), une laïcité reformulée, la contribution généralisée à l'impôt et aux charges sociales ». Les droits des populations qui veulent conserver leurs droits culturels et être des « citoyens autrement » pourraient ainsi se conjuguer avec l'exercice de la citoyen­neté européenne fondée sur les valeurs communes.

 

Ces analyses, issues de la réflexion sur la participation des populations d'origine étrangère à la vie des sociétés européennes, convergent avec celles que mène, dans un ordre plus philosophique, Jürgen Habernas lorsqu'il élabore le concept de « patriotisme constitutionnel », en proposant de rompre le lien historique entre citoyenneté et nationalité tout en gardant le sens proprement politique de la citoyenneté... Il faudrait, en conséquence, dissocier l'ordre du patriotisme de celui de la citoyenneté; dissocier la « nation » (la France, l'Allemagne), qui resterait le « lieu d'affectivité », de l'Etat, qui deviendrait seulement le « lieu de la loi ». On pourrait ainsi séparer l'identité nationale, avec ce qu'elle comporte de dimensions culturelles ou ethniques partage d'une langue, d'une histoire, d'une mémoire, d'une culture communes de la participation civique et politique, fondée sur la raison, le respect de l'Etat de droit et les droits de l'homme au niveau européen. Les cultures natio­nales seraient ainsi pleinement maintenues et articulées avec une pratique civique qui serait, elle, détachée de l'ap­partenance nationale...

 

Jusqu'à présent les peuples ont toujours été plus mobilisés par leur identité nationale que par leurs convictions civiques. Dans la courte histoire des démocraties, les peuples démocratiques se sont plus souvent battus pour défendre leur nation ou leur patrie que pour affirmer leurs valeurs. La victoire des démocraties dans la Seconde Guerre mondiale s'est fondée sur les sentiments et les orgueils nationaux des peuples plus que leur volonté de diffuser les principes de la démocratie. Durant l'hiver 1940 1941, les Anglais prolongeaient la lutte de l'Angleterre contre l'un de ses ennemis héréditaires, l'Allemagne, autant ou plus qu'ils ne combattaient en faveur de la démocratie de Westminster. Roosevelt n'arrivait pas à convaincre les Américains d'intervenir dans la guerre jusqu'à ce que l'attaque des Japonais à Pearl Harbour agressât l'orgueil national. Beaucoup de résistants français combattaient les Allemands plutôt que le nazisme. La bienheureuse paix que la construction européenne a apportée entre les nations démocratiques a fait oublier aux peuples que la possibilité de la guerre existe toujours, que les membres d'une société doivent partager des valeurs communes et pas seulement celle d'une tolérance, qui risque de devenir indifférente, à l'égard de toutes valeurs et ne pas renoncer à les défendre, s'ils veulent survivre.

 

Au-delà des aspects économiques et réglementaires, l'Europe continue donc de susciter bien des questions dans sa mise en oeuvre. Questions que nous ne pouvons ignorer.

 

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