EUROPE

 

A 15, BIENTOT 25, DEMAIN 30 ...
DANS QUELLE(S) LANGUE(S) PARLERONS-NOUS ENSEMBLE ?

 

Chaque année, l'Union fête sa diversité linguistique mais en même temps, en coulisses, se livre une vraie bataille à propos du choix des langues dans les institutions européennes. La coexistence d'une vingtaine de langues, sans parler de quelque soixante parlers non officiels menacés de disparition, rendra des choix inévitables. Souvent la question est posée de manière prosaïque : l'anglais a-t-il déjà gagné ?

 

La question linguistique est une bombe qui finira par exploser.

En théorie cependant, les choses sont simples : l'Union accorde ipso facto le statut de langue officielle à chacun des idiomes reconnus comme tels dans ses États membres.

 

Leur égalité est consacrée et garantie par un arsenal juridique qui semble cadenasser les positions. Il en est certes comme cela actuellement; ainsi, par exemple, la Commission et le Conseil économique ont un staff de six cents interprètes qui chaque jour assurent cent dix combinaisons linguistiques différentes.

 

Officieusement, dès le début de l'unification, l'usage du français s'était imposé lors des réunions de travail ou même dans les réunions informelles. C'était vrai quand il n'y avait que les fondateurs : l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Rapidement, avec les premiers élargissements, l'anglais a supplanté le français. Toutefois, la fiction de l'égalité entre les onze langues a valeur de symbole et chacun s'en est contenté jusqu'à ce jour.

 

L'élargissement à l'Est aura pour conséquence qu'on passera de onze à vingt ou vingt et une langues, ce qui transformera les institutions en tour de Babel. Aux cent dix combinaisons linguistiques évoquées plus haut viendront s'en ajouter... trois cent dix ! Si on trouve les interprètes compétents ! Il est plus que malaisé de trouver un spécialiste de la filière maltais-finnois.

Outre les problèmes techniques et concrets que cela pose, c'est le coût financier qui va obliger à aborder le problème en face : les services d'interprétariat et de traduction pourraient représenter jusqu'à 40 % du budget de fonctionnement de l'Union ! Devant l'énormité de la machine à traduire, l'anglais s'imposera naturellement comme langue pivot dans la plupart des assemblées. Ne pas affronter le problème de la langue européenne reviendrait à asseoir définitivement sa suprématie. Déjà les annonces de recrutement pour les institutions de l'UE spécifient souvent, en dépit de toute légalité, que les candidats doivent maîtriser la langue anglaise. Quant aux documents produits par les services du Conseil ou de la Commission, ils sont à presque 60 % rédigés en anglais.

 

Lors de l'introduction du dernier projet que nous avons mis au point, les documents n'étaient disponibles qu'en anglais sur quelque support que ce soit. Un parlementaire belge m'affirmait récemment que des projets de la Commission leur étaient communiqués en anglais uniquement et que la traduction suivait plusieurs semaines plus tard; il faut bien respecter une apparence de légalité; il arrive même que la traduction arrive alors que les dossiers sont clos ! Ainsi, dans les faits, la langue de l'administration belge, française ou allemande, pour tout ce qui a trait à l'Europe, est bel et bien l'anglais.

 

Si un vaste débat n'est pas ouvert, le fait accompli s'imposera. La discussion sera chaude si la question est abordée à bras-le-corps.

 

Évidemment, les linguistes proposent des solutions différentes.

 

Louis-Jean Calvet, expert internationalement reconnu en politique linguistique, propose un choix réduit de langues de travail afin de permettre de diminuer le nombre de combinaisons.

Mais, « une telle mesure a toutes les chances d'être vécue comme un Yalta linguistique. Car lesquelles choisir ? Les plus parlées en Europe ? L'allemand est la langue d'un quart des Européens... Les plus parlées dans le monde ? Il faudra alors nous plonger dans une méthode d'espagnol. »

 

Il ne faut pas oublier les autres pays ; l'Italie et la Grèce ne renonceront pas facilement à un droit qui leur a été consenti par l'Union : l'égalité avec les langues dominantes. C'est une question d'autant plus délicate qu'une langue est plus qu'une langue. C'est une part importante de notre identité. C'est le point de vue défendu par Tzvetan Todoro. « Être obligé de parler une autre langue peut être vécu comme une dépossession. » On sait aussi combien les symboles, songez au problème du foulard, peuvent être d'une lourde charge émotionnelle. Il sera plus difficile à beaucoup d'abandonner leur langue que de sacrifier leur monnaie sur l'autel de l'unité européenne.

Il est significatif de constater que la Convention présidée par V. Giscard d'Estaing a éludé la question. Si rien n'est fait, le monolinguisme s'imposera au grand soulagement d'une administration dont le travail serait très allégé. Les tracas quotidiens peuvent peser lourd dans la volonté d'imposer l'anglais, discrètement et même quasi clandestinement: que de réunions commencent en retard, donc se terminent tard et dans la confusion parce qu'on ne dispose pas de suffisamment d'interprètes ou qu'ils n'ont pas été convoqués à temps.

 

Alors, efficacité ou égalité ? Évidemment, il reste la possibilité de choisir l'espéranto, par exemple. Soyons réalistes : on choisira une langue parlée. Or, la plus répandue est l'anglais : elle est connue de 47 % des citoyens européens. Plus de 90 % des jeunes du secondaire l'apprennent. Le processus de Bologne, à propos de l'enseignement supérieur et universitaire, va dans le même sens. Ainsi, les facultés agronomiques de la Belgique francophone vont passer à 25 % de cours en anglais afin d'attirer des étudiants étrangers de pays autres que les pays francophones.

 

Pour un militant de la cause du français comme L’avenir de Buffon, choisir l'anglais c'est livrer l'Europe à l'américanisation. Il est vrai que les négociations avec les dix pays qui adhèrent cette année ont été menées exclusivement en anglais. Les adversaires avancent aussi comme argument que l'anglais « de Bruxelles » est un sabir, pire un charabia effrayant. Ne disait-on pas cela du latin vulgaire ou de cuisine parlé par les soldats « romains », les marchands, les moines mais qui a donné à notre continent les langues romanes dont nous sommes si fiers aujourd'hui.

 

Pour Todorov, déjà cité, au contraire : « croire que la langue nous impose une manière de concevoir le monde est faux. Ca me fait penser à Gobineau, pour qui le sang expliquait notre façon de penser. Évidemment, l'anglais que j'appelle « international » n'est pas la langue de Joyce, de Faulkner ou de James ; néanmoins, son existence est une bénédiction car elle permet le premier contact. Or, c'est le premier contact qui donne l'envie de l'approfondissement. Regardez les jeunes de 20 ans, quand ils se rencontrent, ils parlent cet anglais international ; rien ne les empêche ensuite de s'intéresser à l'autre et d'apprendre sa langue. Le choix de l'anglais comme langue commune n'est pas un vœu, c'est d'abord un état de fait. Faire de l'anglais notre langue véhiculaire, ce n'est pas subir son hégémonie, c'est au contraire la réduire à nous servir! »

 

Entre les points de vue de Calvet et de Todorov, c'est l'usage de la langue qui est en question autant que son choix. Si demain, outre notre langue maternelle bien sûr, nous parlons aussi l'anglais international, allons-nous affaiblir l'identité de l'Europe ou affirmer au contraire son unité ? Le point de vue de Todorov semble assez partagé dans la plupart des pays de l'Union. Calvet pose la question autrement, sans s'en tenir à la vision européenne. Il se demande, en conclusion, si tous comptes faits, nous pouvons influer sur le sort des langues.

 

La question posée au début de l'article préoccupe les intellectuels de langue française. Je crains que les acteurs des institutions européennes autres que francophones se soient déjà fait une religion. Ainsi, les Allemands ne se posent guère la question. Leur langue, bien que de grande culture, n'a jamais été dominante. Il est vrai qu'après la guerre, la langue des vaincus avait peu de chances de s'imposer. C'est donc le français qui a dominé.

Puis après l'adhésion de la Grande Bretagne, l'anglais s'est progressivement imposé. Il est vrai que le tourisme, l'économie, l'informatique l'ont aidé à se propager partout. Aux yeux des parlementaires européens allemands ou hollandais, par exemple, l'efficacité est primordiale. Pour eux, le débat sur ce sujet est une question bien française.

 

Jacques Dandois

Président

 

1. Calvet (Louis-Jean), Le marché aux langues (Ed. Plon, 2002), un essai original de politologie linguistique. Chez le même éditeur, Les politiques linguistiques (1999) et Pour une écologie des langues du monde (1999), pour tous ceux qui s'intéressent aux effets linguistiques de la mondialisation.

 

2. Todorov (Tzvetan), Le nouveau désordre mondial, réflexions d'un européen (Ed. Robert Laffont, 2003), un regard de philosophe qui croit que l'identité peut s'affirmer autrement que par la langue.

 

Télérama a publié un article en septembre qui a aussi alimenté ma réflexion.


Avec l'élargissement de l'Union européenne (25 États membres, 188 régions, 450 millions de citoyens, 20 langues officielles), nombreux sont les éditorialistes qui se posent la question: que voulons-nous faire de l'Europe ?

L'éditorial proposé ci-dessous est extrait de la revue Croire aujourd'hui, n°175 d'avril 2004 des éditions Bayard.

L'Europe a su développer un humanisme dont nombre de composantes sont devenues universelles. Réunie administrativement et économiquement, saura-t-elle trouver de nouveaux horizons, donner un sens humain à son ambition ?

Aider l’Europe

à retrouver du souffle

 

N'est-il pas venu le temps pour nous, Européens, de nous arrêter pour réfléchir ?

 

Nous voici dans une situation paradoxale. Avec l'entrée de dix nouveaux pays, l'Union européenne est en train de vivre une étape majeure de son histoire. L’Europe s’unifie, et c'est heureux. Après des tensions liées pour une large part au conflit en Irak, tout indique que les partenaires européens vont même parvenir à un compromis sur le texte d'une Constitution. Pourtant, il faut bien reconnaître que cela nous laisse un peu indifférents, comme si l'édifice européen qui laborieusement s'élabore, avait depuis plusieurs années déjà, cessé de nous mobiliser.

En fait, les prochaines échéances élections au Parlement, adoption de la Constitution, négociations pour de nouvelles adhésions poussent à nous interroger: quelle Europe voulons-nous ? S'agit-il simplement de s'assurer que les critères d'adhésion sont remplis comme on coche des cases ? Si l'Europe qui s'élabore nous déçoit parfois, c'est qu'elle ne répond pas assez à nos attentes. Nous sommes en quête d'un projet humain qui aille au-delà de l'économie et de l'harmonisation administrative.

 

Le temps n'est-il pas venu pour nous, Européens, de nous arrêter pour réfléchir ? Pour nous dire qui nous sommes et ce que nous voulons vivre ensemble ? (1) Et cesser de courir vers de nouvelles étapes. A peine accueillons-nous les dix nouveaux venus qu'on semble se précipiter pour régler la question turque, au risque de nous trouver prisonniers de promesses politiques et de calendriers mal évalués. Les enjeux politiques majeurs auxquels l'Europe de demain est confrontée nécessitent d'associer les opinions publiques et les représentants nationaux à toute réflexion sur l'avenir. La Convention qui a réfléchi sur l'avenir de l'Europe a tenté cela, mais il reste encore beaucoup à faire pour que la majorité des Européens se sente partie prenante des directions prises.

Plus que jamais, nous avons besoin d'Europe. Mais pas n'importe laquelle. Chrétiens, nous ne pouvons rester extérieurs à un tel débat qui touche la vie de millions de gens. Dans les années 50, la contribution des Schuman, Gasperi, Adenhauer, Spaak... a été déterminante dans les premiers pas de la communauté européenne. Aujourd'hui nous pouvons, chacun à notre place, aider l'Europe à retrouver du souffle.

 

14 avril 2004

Photo du groupe des jeunes présents

au colloque de Ceské (République tchèque)

mai 2004